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Jonathan Hude-Dufosse, 32 ans, a longtemps hésité avant de se décider à écrire cette lettre. « Chère Vannina », commence-t-il, d’une familiarité dont il n’avait jamais fait usage avec celle qui fut son enseignante au lycée Voltaire de Wingles, commune du Pas-de-Calais marquée par son passé minier. « Peut-être ne vous souvenez-vous pas de moi. Pourtant, j’ai un souvenir intact de votre capacité à tirer le meilleur de chacun ». Longue de cinq pages, la missive se conclut sur un simple « merci », pour avoir « tout changé » dans son parcours.

C’est en effet cette professeure d’italien de terminale qui lui a parlé, pour la première fois, des « classes prépa », lui affirmant qu’il y avait toute sa place. « Dans ma famille, les études étaient un monde abstrait. On ne parlait pas du futur, alors je découvrais tout », raconte ce fils d’un ouvrier à la chaîne et d’une femme de ménage. Elle lui glisse : « Un garçon de ton niveau doit regarder des films d’auteur », avant de l’entraîner au CDI visionner Satyricon de Fellini, lui ouvrant ainsi « la brèche de la culture attendue » en prépa.

« Elle m’a permis de viser plus haut, de m’autoriser à ne pas rester à la place qui m’était assignée », raconte Jonathan qui – même s’il a souvent senti durant ses études le poids d’être, comme il le dit, une « anomalie statistique » – est aujourd’hui titulaire d’un double master en anglais et en communication politique. Un impact sur son identité qui ne s’arrête pas là. « Cette enseignante m’a aussi fait comprendre que j’avais le droit d’exister en tant que gay, en rejetant l’homophobie de certains élèves en classe et en parlant de tolérance, confie Jonathan. Cette parole a été libératrice. »

Confiance en soi

Cette image du professeur qui bouleverse la trajectoire d’un élève imprègne les récits de réussite scolaire et sociale. Un guide dans les arcanes de l’orientation, une figure tutélaire qui aide à prendre confiance, ou encore un pédagogue qui insuffle la passion d’une discipline… « Chez les jeunes qui ont connu une mobilité sociale en particulier, on retrouve très souvent l’histoire d’un enseignant qui a joué un rôle de soutien et a encouragé une scolarité longue », confirme la sociologue spécialiste de l’orientation Agnès van Zanten, qui a mené des enquêtes auprès d’élèves de milieux populaires entrés à Sciences Po.

« Les enseignants sont, après les parents, les personnes les plus décisives dans l’avenir d’un enfant », indique Asma Benhenda, économiste à l’University College London et autrice de Tous des bons profs (Fayard, 2020), où elle étudie le rôle des enseignants dans la lutte contre les inégalités sociales. « Ils ont une forte influence sur les compétences académiques, mais aussi sur le développement de traits de la personnalité, comme la confiance ou la persévérance, déterminants en matière d’orientation », détaille-t-elle.

Parmi les récits de patronage les plus marquants, on pense à l’instituteur d’Albert Camus, Louis Germain. A Alger, il pousse ce garçon brillant, orphelin de père et fils d’une mère analphabète, à préparer le concours des bourses pour poursuivre son instruction. En 1957, peu après avoir reçu le prix Nobel de littérature, l’auteur de La Peste lui rend hommage dans une lettre. « Quand j’ai appris la nouvelle, ma première pensée, après ma mère, a été pour vous, écrit-il. Sans vous, sans cette main affectueuse que vous avez tendue au petit enfant pauvre que j’étais, sans votre enseignement et votre exemple, rien de tout cela ne serait arrivé. »

Une phrase suffit

Ces mots ont resurgi, la lettre a été partagée en masse sur les réseaux sociaux, au lendemain de l’assassinat de Samuel Paty. Dans les jours qui ont suivi, anonymes et personnalités ont confié leurs souvenirs d’enseignants ayant marqué leur scolarité, porteurs de liberté ou soutiens déterminants pendant leur parcours.

En novembre 2020, des personnalités comme Kamel Daoud, Christiane Taubira ou encore Marie Darrieusseq ont aussi raconté ce qu’elles devaient à l’un d’eux dans Lettre à ce prof qui a changé ma vie (Pocket, 2020) et Mon prof, ce héros (Les Presses de la Cité, 2020).

Murielle Fayolle, 54 ans, a tout de suite pensé à son professeur d’histoire de lycée. Elève réservée et issue d’un milieu modeste, Murielle vient de redoubler sa classe de seconde et elle envisage de tout arrêter. « Mais ce prof m’a dit que j’en avais les capacités, que je ferais même des études, explique cette chargée de mission ministérielle. Cette marque de confiance m’a portée pendant des années. » Parfois une seule phrase suffit à transformer un parcours.

Pour Yannis Angles, elle fut prononcée par une professeure d’histoire et lettres, « la plus exigeante » de son bac pro hôtellerie-restauration. « J’étais un ado qui détestait l’école et était contre tout. Entre nous, au début, c’était électrique », se souvient le garçon de 20 ans. Turbulent, il ne récolte que des notes catastrophiques. Un jour, l’enseignante le prend à part. « Tu as des compétences dont je ne doute pas, mais il faut te concentrer et me rendre des devoirs travaillés, lui lance-t-elle. Je sais que tu es capable, arrête de te sous-estimer. »

C’est le déclic. Ses notes commencent à augmenter. Il reçoit de plus en plus d’encouragements, découvre le « plaisir de rendre un travail de qualité », et même l’envie de lire. Porté par cette affirmation, Yannis décide de poursuivre ses études. Pour rattraper son niveau, il prend des cours particuliers pendant un an, consciencieusement, avant d’entrer en fac de droit à Grenoble. « Cette prof a changé ma vie, sans s’en rendre compte », résume-t-il, reconnaissant.

« Aidé à dépasser mon handicap »

Dans certains cas, une relation de « mentorat » s’installe. Au lycée, Brice, diagnostiqué dyslexique sévère, « survit » pendant sa scolarité grâce à ses notes en maths et en physique. Il se projette donc vers un bac scientifique. Mais lors d’un entretien d’orientation avec un professeur de philosophie, ce dernier l’interroge « pour la première fois sur [s]on désir véritable, raconte Brice. Au fil de la discussion, il fait émerger la question de l’amour des idées et de la lecture, que je me refusais à poser à cause de ma dyslexie ».

Ce professeur le soutient pour entrer en filière littéraire face aux autres enseignants réticents, et le reçoit régulièrement pour parler de son projet professionnel. Brice finit par décrocher une mention « très bien » au bac, et s’inscrit en licence de philosophie à la Faculté libre de Paris… Là même où son professeur avait suivi ses études. « Il m’a aidé à dépasser mon handicap, à m’autoriser à aller vers cette passion », s’enthousiasme celui qui, en master à Sorbonne Université, donne déjà ses premiers cours.

Toutefois, ces mécanismes de patronage sont loin d’être systématiques, et « se sont raréfiés avec la massification de l’enseignement secondaire », observe la sociologue Agnès van Zanten. « La position des gouvernements successifs a été de dévitaliser le corps de conseillers d’orientation, pour réattribuer ces tâches aux enseignants. Mais il est difficile de mettre en place ces approches individualisées, sans formation ni rétribution supplémentaire. »

En juillet 2020, un rapport parlementaire sur l’accès à l’enseignement supérieur pointait les difficultés rencontrées sur ce front par les enseignants, et en particulier par les professeurs principaux chargés, depuis la réforme de 2018, d’un rôle crucial dans l’orientation des élèves. D’après un sondage réalisé par la Cour des comptes pour un rapport publié en février 2020, 85 % des professeurs principaux déclarent n’avoir reçu aucune formation spécifique pour exercer leur mission d’orientation, et 24 % estiment que l’orientation ne fait pas partie de leurs attributions.

« Engagement personnel »

« On demande énormément à l’école, de tout gommer, tout réparer. Dans la réalité, on a devant nous vingt-cinq élèves, vingt-cinq histoires et besoins différents chaque année, en plus, le soir, de la classe à ranger, des activités du lendemain à préparer, de l’administratif…, témoigne Caroline Hache, maîtresse de conférences en sciences de l’éducation à l’université d’Aix-Marseille, ancienne professeure des écoles. Il y a très peu de place pour ce temps-là, qui relève le plus souvent davantage d’un engagement personnel. »

C’est pourtant dès l’école élémentaire que le rôle des enseignants est déterminant, notamment dans l’apprentissage des stratégies scolaires, « ces règles du jeu implicites qui démarrent très tôt », montre-t-elle dans son ouvrage L’Excellence scolaire dans les ZEP (Presses universitaires de Rennes, 2020), où elle interroge l’accompagnement des bons élèves dans les classes de milieux défavorisés, souvent « sous-nourris » en apprentissages, voire « oubliés » par des enseignants débordés.

« Les élèves les plus socialement défavorisés sont aussi ceux qui ont le moins de chance d’avoir face à eux des enseignants qualifiés et expérimentés. Ces derniers fuient les zones d’éducation prioritaire après quelques années d’expérience », souligne la chercheuse Asma Benhenda. Pour elle, ce phénomène « creuse les inégalités existantes avec les jeunes de centre-ville qui bénéficient de meilleures conditions d’accompagnement, et il laisse reposer sur la chance le fait d’être repéré et placé à côté de son destin quand on n’a pas les ressources dans son entourage ».

« Le battement d’ailes du papillon »

Julien Lévêque a bien conscience que le bouleversement d’itinéraire qu’il a connu au collège ne tenait qu’à un fil. Il est en toute fin de 3e quand son enseignant d’histoire l’interroge, in extremis, sur ce qu’il a prévu pour la suite. Fils de petits commerçants issus de la classe ouvrière du Loiret, il n’envisage que le bac technologique, « déjà une promotion sociale immense ». « Qui donc vous a mis cette idée-là dans la tête ? », lui lance le professeur, interloqué, qui convoque ses parents pour lui enjoindre de ne se fermer aucune porte.

Sous son impulsion, Julien change d’orientation, excelle en lycée général, et décroche en bout de course un master en intelligence économique. « Si ce prof ne me dit pas ça à ce moment précis, je n’obtiens pas le master ni le niveau de vie que j’ai aujourd’hui. Même les conseillers d’orientation de mon collège ne poussaient pas vers la voie générale et les études supérieures, estime avec du recul l’homme de 34 ans. C’est le battement d’ailes du papillon, ça dure deux secondes mais l’impact est immense. »

L’influence de ces figures d’autorité n’est cependant pas toujours positive. De multiples récits témoignent de paroles blessantes d’enseignants, brisant des ambitions.

Née dans un village picard, Anaïs Denet rêve d’être journaliste. Quand elle évoque sa volonté d’intégrer une grande école, l’une de ses enseignantes lui assène que ces études sont « pour les gens des villes ». « Elle m’a dit que ça serait bien d’avoir une idée plus réaliste, que personne de chez nous n’avait réussi à faire ça. Ça m’a mis la hargne. » La lycéenne aurait pu être coupée dans son élan, mais a croisé par la suite une autre enseignante qui l’a aidée dans son projet. Anaïs Denet, 27 ans aujourd’hui, a fini par intégrer Sciences Po, puis l’Ecole supérieure de journalisme de Lille. En 2020, elle a même publié son premier livre (Troadec et moi, Denoël).

Cet article paraît dans « Le Monde de l’éducation »

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